Voyage Par-Delà Les Fleuves Et Les Monts DUFOURT HUGUES
Musique pour orchestres et ensembles
Description :
Il s'agit d'une oeuvre particulièrement représentative du genre de peinture qui a pris son essor pendant le Xe et XIe siècles sous le règne de la dynastie des Song du Nord (960-1127) et qui place la peinture chinoise sous le signe de l'unité retrouvée. Le style "nordiste", inauguré par Ching Hao et Kuan T'ung se trouve porté à son point de tension extrême par Fan K'uan (fl. 990-1020) dont le Voyage par-delà les fleuves et les monts figure et résume la peinture des grands maîtres classiques de cette époque. L'art du trait calligraphique s'applique au traitement des parois et des surfaces, tout comme les rides en goutte d'eau servent à renforcer les effets de hauteur. Il existe, dans cette toile, une certaine contradiction entre l'éloignement des choses et le caractère abrupt d'un mur primordial qui s'impose avec une évidence absolue. On voit une imposante falaise rocheuse s'arracher d'un abîme et s'élancer jusqu'au ciel, comme un surgissement de l'inaccessible, surplombant un paysage escarpé que vient encore aiguiser le relief âpre et tourmenté de la végétation du premier plan. A la verticale, une broussaille de forêts lointaines semble agrippée aux sommets. Sur la droite, la chute vertigineuse d'une cascade tombant des hauteurs se déroule comme un ruban de soie. En avant-plan, un groupe de rochers laisse entr'apercevoir, plus bas, une caravane de mules dont le trait presqu'imperceptible laisse pressentir l'insignifiance de l'être humain face à l'immensité de la nature. On notera aussi le style sévère et dépouillé de ce paysage majestueux, son allure austère et solennelle qui souligne le caractère sacré des montagnes - la demeure des dieux - dans la peinture monumentale de paysage des Song du Nord. L'altitude est le véritable personnage de cette oeuvre célèbre, une peinture sur soie, d'encre et de couleurs légères, qui est conservée au Musée national du Palais de Taipei, à Taïwan.
J'ai cherché à rendre ce sentiment plénier de la nature au grand orchestre, en sorte que l'articulation du souffle ne soit jamais interrompue par des notations accidentelles ou des velléités de développement. La pièce se déroule d'un seul tenant, comme une trame élémentaire, à l'image d'une continuité où toute interruption est arbitraire. Elle est parcourue d'un seul rythme enveloppant des tensions opposées - ascension et suspens, émergence et pesanteur. Une association instrumentale y domine, celle du pupitre des clarinettes allié à celui des trombones, avec des modes de jeu qui projettent les trombones dans l'extrême grave et diffractent le son de la clarinette en un tremblement de multiphoniques. Deux compositeurs, Ivàn Solano, clarinettiste, et Dominique Delahoche, tromboniste, ont bien voulu me guider dans cet inventaire des nouvelles ressources instrumentales. Il est difficile de parler de la forme de l'oeuvre, puisqu'il s'agit d'une transformation incessante, constitutive, à l'instar d'une forme-flux sans cesse renaissante et tendue vers un perpétuel effort d'intégration et de condensation. La forme n'est plus qu'une puissance obscure et négative qui se confond avec le rythme de la couleur ou de la masse.
Une toile de fond "d'harmonie-timbre", constamment dressée, suggère l'étendue et la profondeur, et figure, si l'on veut, une sorte de fond spatial qui serait l'espace même du paysage. Les seuls événements qui scandent le processus sont des "coulées de forces" qui excèdent toute limite définie et suggèrent des régimes dynamiques variés.
Ce Voyage par-delà les fleuves et les monts, d'après Fan K'uan, est l'objet d'une commande conjointe de l'Orchestre Philarmonique de Nice et du CIRM.
Hugues Dufourt